
Championnat du monde, partie 8 : Carlsen évite les balles dans la Sveshnikov
"J'ai l'impression d'avoir été acquitté d'un crime" avait déclaré Magnus Carlsen à l'issue de la sixième ronde. Cette fois, c'est lui qui a évité de justesse les balles meurtrières du challenger. Finalement, nouveau résultat nul, cette fois dans une sicilienne Sveshnikov ayant offert de bonnes chances de gain à Fabiano Caruana. Le score est de 4-4 à quatre parties de la fin du match.
"S'il ne gagne pas aujourd'hui, je pense qu'il va probablement perdre le match." Hikaru Nakamura n'a pas mâché ses mots sur l'émission en direct de Chess.com (que vous pouvez suivre tous les jours de ronde sur notre page dédiée).
"Quand Hikaru analyse trop vite," une vidéo humoristique réalisée par "vjrus", un membre de Chess.com.
Et comment lui donner tort ? Si Caruana perd ce match, il aura longtemps des regrets en pensant à cette huitième partie. Le challenger n'a jamais réalisé que sa position était presque gagnante (ce n'est donc pas comme s'il avait raté un penalty, comme l'a suggéré un journaliste). Pourtant, le super-ordinateur norvégien Sesse donnait à un moment un avantage de plus de deux pions aux blancs.
"Je suis un peu déçu car je pensais avoir une position très prometteuse. Mais je n'ai pas vu à quel point exactement." Caruana a ajouté qu'il ne souhaitait pas que son équipe de secondants lui montre les évaluations de l'ordinateur pour cette partie.
Carlsen, lui, était soulagé : "C'était une partie difficile, où il a eu toutes les chances de gain."
Carlsen secoué, mais Carlsen soulagé. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Le champion du monde a pris des risques dans le milieu de jeu en poussant son pion g, compromettant la sécurité de son roi. Au 21ème coup, la monstrueuse machine norvégienne (Sesse, pas Magnus !) donne un avantage gagnant à la poussée thématique c5, un coup que l'on joue généralement sans réfléchir en blitz.
Sesse donnait un avantage de +2,45 pour les blancs au 21ème coup. | Source : http://analysis.sesse.net
Caruana a bien joué ce coup clef, mais les espoirs américain était douchés lorsque le kid de Brooklyn ne trouvait pas les coups critiques qui suivaient. 24.h3 était particulièrement lent. Trop lent, même, car Carlsen revenait dans la partie, échangeait les dames, et la position s’essoufflait bientôt jusqu'à une nouvelle nulle.
La vue des spectateurs durant cette huitième ronde. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Contrairement à la plupart des autres jours, c'est cette fois le challenger qui arrivait le premier dans la salle de jeu. D'apparence toujours aussi détendu, il tenait une bouteille d'eau dans la main gauche, l'autre main fermement enfoncée dans la poche.
Moins d'une minute plus tard, il était rejoint par Carlsen. Les photographes ayant choisi de s’asseoir par terre remarquaient rapidement les superbes chaussettes NBA du champion.
The best socks for chess? @NBA pic.twitter.com/tWVykY3yyI
— US Chess (@USChess) November 19, 2018
Les meilleurs chaussettes pour les échecs ?
Le fondateur et PDG de DeepMind Demis Hassabis a joué le premier coup du jour. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Après avoir essayé trois fois la Rossolimo (surnommé la "berlinoise des siciliennes" par le GMI Margeir Petursson en salle de presse), Caruana a cette fois choisi de jouer une sicilienne ouverte, comme l'avait suggéré hier Maxime Vachier-Lagrave dans notre émission. Le numéro un français avait évoqué la Sveshnikov, et c'est précisément ce que Carlsen avait préparé. (Et non pas le dragon accéléré, comme l'avait pronostiqué le GMI Jon Speelman).
Après 3.d4, Carlsen prit rapidement le pion, semblant sûr de son fait. Mais après 4.Cxd4, il prit un moment pour réfléchir et boire une gorgée d'Isklar (l'eau minérale partenaire de l'événement).
Le champion du monde pris encore une dizaine de secondes, regardant vers les photographes comme pour faire monter la tension, avant de jouer ...Cf6 et ...e5. Le tout en couvrant en couvrant son visage, certains photographes ne respectant pas l'interdiction du flash dans la salle de jeu...
Carlsen semblait troublé par la forte présence médiatique au départ de cette ronde. Heureusement, les photographes ne peuvent le déranger que pendant les cinq premières minutes de la partie ! | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
La sicilienne Sveshnikov avait bien réussit à Boris Gelfand lors de son match contre Vishy Anand en 2012. Connue à l'origine sous le nom de Lasker-Pelikan, ellefut tout d'abord considérée comme profondément anti-positionnelle à cause du "trou" en d5, avant d'être popularisée par le GMI russo-letton Evgeny Sveshnikov dans les années 60 et 70.
A historically significant game, played by , originators of the Chelyabinsk Variation, in the Pioneers' Palace of their home city in June 1965. From '#Chess in the USSR' (No. 3, 1982). pic.twitter.com/kLDhrHMMLZ
— Douglas Griffin (@dgriffinchess) September 29, 2018
Une partie importante, jouée par Gennady Timoshchenko et Evgeny Sveshnikov, pères de la variante de Tcheliabinsk, au palais des pionniers de la ville en juin 1965.
Sans surprise, Caruana était préparé comme une Formule 1. Il avait prévu la petite ligne 7.Cd5, un choix salué par de nombreux experts.
Nakamura était l'un d'eux : "Le calcul est primordial, c'est pourquoi je pense que 7.Cd5 est un très bon coup. Les blancs n'ont que quelques lignes très concrètes à calculer, et c'est ce à quoi Fabiano excelle."
Il est cependant peu probable que Caruana revienne dans cette variante lors des dernières parties. Selon Nakamura, "c'est une bonne arme pour surprendre son adversaire une fois, mais si il a eu le temps de s'y préparer, je pense qu'elle sera beaucoup moins efficace."
7.Nd5 in the Sveshnikov is a relatively small battleground compared to the mainlines, where Carlsen must have spend ages in preparation for the match. Smart choice. #CarlsenCaruana
— Erwin l'Ami (@erwinlami) November 19, 2018
7.Cd5 est un coup relativement rare par rapport aux lignes principales de la Sveshnikov, que Carlsen a dû préparer dans les grandes largeurs. Très bon choix.
C'était la 27ème fois que le norvégien jouait cette ouverture dans sa carrière, mais la troisième seulement qu'il faisait face au coup 7.Cd5. Il est intéressant de remarquer que deux d'entre elles furent contre Rustam Kasimdzhanov, secondant de Caruana. L'italo-américain a cependant joué 9.a4, là où l'ouzbek avait choisi 9.c4 en 2007
Caruana, toujours aussi bien préparé. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Nakamura était surpris par les choix de Carlsen. Tout d'abord, celui-ci ne résistait pas à la poussée a5, et bientôt, il envoyait lui-même 14...e4 ("une très grosse concession" selon Hikaru), un coup qui déviait de la seule partie déjà jouée dans cette ligne en 2015. C'est sans doute là que les ennuis du norvégien ont commencé.
Les deux camps ont obtenu de forts cavaliers, et la structure de pion (majorité sur l'aile dame pour les blancs et sur l'aile roi pour les noirs) annonçait un milieu de jeu très tranchant.
Après 14 minutes de réflexion, Carlsen a joué 18...g5, un coup qui, à nouveau, n'a pas plu à Nakamura qui l'a considéré "très friable" et "pas du tout dans le style de Magnus". Le GMI américain a ensuite cité Kasparov : "Carlsen n'aime pas pousser ses pions et se créer des faiblesses."
Carlsen n'était visiblement pas très satisfait de sa position. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Magnus réfléchissait encore très longtemps (21 minutes cette fois) après le coup 20.Fc3, et n'avait alors plus que 34 minutes à la pendule, contre 1h27 pour Caruana. Pour la première fois du match, les noirs subissaient une pression terrible, entièrement due à la préparation des blancs.
A Londres et dans le monde entier, les amateurs d'échecs retenaient leur souffle : Caruana allait-il jouer 21.c5, le coup évalué par Sesse à +2,45 ? Pourquoi réfléchissait-il si longtemps ?
Will he go 21.c5? Journalists and thousands of chess fans only have this on their mind right now. @MagnusCarlsen probably too. #CarlsenCaruana pic.twitter.com/mKo45aNMzb
— ChesscomNews (@ChesscomNews) November 19, 2018
Va-t-il jouer 21.c5 ? La salle de presse et le monde entier retient son souffle.
Après 33 minutes, le coup fut joué.
"En réalité, je n'ai réfléchi à aucun autre coup que 21.c5" a commenté Caruana en conférence de presse. "Mais j'avais envie de faire fonctionner d6 dans la foulée. Ça avait l'air si naturel."
Carlsen a rapidement pris en f3 et en c5, et Caruana répondit assez rapidement par 23.Tad1. Un coup qui ne plut pas trop à l'ordinateur, qui lui préférait 23.Tae1, tandis que certains observateurs suggéraient la manœuvre Tf1-e1-e6, sacrifiant la qualité. Mais la véritable erreur fut le coup 24.h3.
La réponse de Carlsen fut rapide, et il était d'ors et déjà clair que le pire était derrière lui. Le champion a ensuite continué à jouer de très fort coups, l'avantage des blancs disparaissant totalement.
"C'est la grande force de Magnus : lorsqu'il a une mauvaise position, il trouve quand même tous les meilleurs coups." a commenté Nakamura. Un constat partagé par Caruana lui-même : "Lorsque l'on met Magnus sous pression, il ne s'effondre pas pour autant."
Et voici la traditionnelle analyse d'Alex Yermolinsky :
Comment Caruana a-t-il pu manquer la victoire ? L'explication est on ne peut plus typique : lorsque le camp avec l'avantage a trop d'options intéressantes, il est parfois plus facile de faire le mauvais choix.
"J'ai eu de nombreuses options à plusieurs moments." a reconnu le challenger. "Je pense que 21.c5 est correct. Mais après 21...dxc5, je n'ai pas su estimer mon avantage. Bien sûr, j'ai l'option 22.d6, mais je n'ai pas réussi à la faire fonctionner."
L'américain a reconnu que 24.h3 n'était pas le meilleur coup (notre analyste Shankland lui donne deux points d'interrogations, un pour l'erreur et l'autre pour la déception !). "Dans de nombreuses lignes, il peut jouer ...g4 et ...f3, et je préférais me prémunir contre ça. a expliqué Fabiano. "Peut-être aurais-je du rentrer dans la ligne 24.Dh5 Fg6 25.Dh6. J'ai sous-estimé 24...De8.
En conférence de presse. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
En direct sur Chess.com, Nakamura a rendu hommage au jeu de Caruana, mais en tempérant tout de même, expliquant qu'il n'était "pas très fort en blitz et en rapides" car "il n'a pas l'intuition naturelle, le feeling."
Quand on lui a demandé son avis sur la question, Caruana s'est contenté d'une réponse laconique : "Que dire ? Hikaru a le droit d'avoir son avis. Je n'aime pas trop parler de mon style de jeu, alors restons-en là."
Caruana en conférence de presse. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Après quelques métaphores footballistiques, un journaliste demanda à Carlsen s'il était impatient de jouer les "prolongations" (les départages). "Il reste beaucoup de parties à jouer avant ça, et je suis sûr qu'elles seront pleines de rebondissements." a répondu le champion du monde.
En ce jour anniversaire de la naissance de José Raúl Capablanca, il y a 130 ans, les joueurs ont annulé leur huitième partie de suite. Ils égalent donc le record établit en 1995 lors du match Anand-Kasparov. Il y a deux ans, après sept nulles de suite, Carlsen avait perdu la huitième contre Karjakin à New York. ("Un but contre son camp" selon Magnus).
Avec le recul, cette alerte était peut-être ce dont avait besoin le norvégien pour jouer à son plus haut niveau. Cette année, il en a eu le bénéfice, sans le point de retard.
Les spectateurs peuvent assister aux conférences de presse. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Article écrit en collaboration avec Mike Klein.
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Précédemment :
- Comment regarder le championnat du monde Carlsen - Caruana
- Championnat du monde, partie 1 : Caruana dans les cordes, mais pas K.O.
- Championnat du monde, partie 2 : Carlsen arrache la nulle face à un Caruana ultra-préparé
- Championnat du monde, partie 3 : Retour dans la Rossolimo
- Championnar du monde, partie 4 : La préparation de Caruana révélée, mais la nulle signée
- Championnat du monde, partie 5 : Un gambit surprise et une impasse
- Championnat du monde, partie 6 : Caruana rate la "victoire impossible"
- Championnat du monde, partie 7 : Nouveau gambit dame, nouvelle nulle